Dans le cadre de la programmation publique
de la foire d’art contemporain 1-54

Le corps spirituel

et l’esprit charnel

Exposition d’Amina Benbouchta

au Palais El Badii, Marrakech

9.02 — 01.03.2023

En dialogue avec :

Nourredine Amir
Sanae Arraqas
Younes Atbane
Zouheir Atbane
Mohamed El Baz
Deborah Benzaquen
Mahi Binebine
Simohammed Fettaka
Yasmine Hadni
Fatime Zahra Morjani
Saïd Aït El Moumen
Abdeljalil Saouli
Ilias Selfati

Vers un nouveau

type de sacré ?

Achraf Remok

La foi du vivant en un principe supérieur, face à l’univers incompréhensible, s’exprime à travers le geste créatif. Ce dernier est un portail vers l’intime, un médium pour favoriser la connexion à soi. Si l’on en croit les mythologies grecques et romaines, il relève du geste céleste et jette un pont entre l’Être, le ciel et la terre ; l’humain et le divin.

Les palais de Marrakech ont rendu grâce, par le truchement de l’arabesque, des ornements et des arts traditionnels, à cette conception du sacré. Ils sont l’architecture du rêve lancé sur la route du paradis terrestre, demeures intemporelles qui montrent que chaque construction de l’Homme me peut prendre en compte poésie spatiale et en projection spirituelle.

Amina Benbouchta explore le dialogue qui existe entre l’espace, les objets du quotidien et les figures humaines en mettant en avant la poésie du hasard. Ses réflexions sont le fruit de ses explorations dans une mythologie personnelle qui s’imprègne d’atmosphères, d’images, de ressentis tour à tour sanctifiés et désacralisés. Elle crée un langage en réponse à des préoccupations personnelles, mais aussi à des questions socio-culturelles. Elle cherche à rendre évident ce qui est invisible et à en montrer les limites.

L’exposition « Le corps spirituel et l’esprit charnel » interroge la manière dont l’art témoigne encore, sous des formes souvent imprévisibles, d’un au-delà de l’ordinaire. Cette exposition met en lumière le besoin irrépressible que l’Homme a de dépasser son enveloppe charnelle, pour se connecter à l’Univers tout entier, son véritable palais, jusqu’à pénétrer de toutes les façons possibles ce territoire espéré.

Sur la route de l’hyper-modernité, le surgissement d’un nouveau type de sacré s’est imposé. Aussi, le lien entre au-delà et ici-bas se noue dans l’œuvre de Benbouchta et nous questionne sur la place que nous accordons encore à nos intimes sacralisés. Vivons-nous de l’amour ou de son absence ? La place vide que les croyances nous ont laissé est-elle, de par le doute qui subsiste, une nouvelle définition du sacré ? Au-delà des interprétations poétiques et métaphoriques que les œuvres de Benbouchta peuvent susciter, chaque œuvre réalisée dans le cadre de cette exposition correspond à la façon d’appréhender les enjeux existants entre l’espace public et privé pour une artiste, dans notre société. Pour cela, Benbouchta s’intéresse à la modernité où le sacrifice est, lui aussi, sacralisé. Que donne l’artiste à la société ? Que sacrifie-t-il de son intimité ?

Amina Benbouchta se propose d’y répondre au Palais El Badii avec les éléments de son vocabulaire pictural : sculptures monumentales ; projections et mapping multimédia ; installations sonores ; performances… Les matériaux utilisés, comme le laiton, le cuivre, le feutre ou encore le verre soufflé, seront autant de références aux arts traditionnels et à la manière dont les palais furent séculairement ornés pour tenter d’interroger l’espace et ses nouvelles temporalités. Le questionnement sur le passé d’un lieu et son devenir dans notre temps présent revient dans l’exposition sous diverses formes, dont certaines révèlent les limites du vivant, ainsi que son fondement anthropocentrique et possiblement transgressif.

Approche

Amina Benbouchta

Quand je travaille je suis traversée par le monde, je suis le point de passage du vertical (esprit) et de l’horizontale (la chair incarnée du monde). Verticalité et horizontalité sont les préoccupations de la sculpture que j’aborde avec mes crinolines géantes placées au palais Badii, lieu à la fois architecture et esprit.

La dimension spirituelle dans mon travail, qui m’avait peut-être jusqu’alors échappé, m’est un jour apparue alors que je regardais les taches de peinture qui jaillissent de la matière que j’utilise pour donner vie à mes œuvres. La tache y est une sorte d’être en devenir, et pourrait représenter une dimension humaine naissante, l’esquisse d’une métamorphose espérée.

La tâche issue du vernis industriel que j’utilise et que je laisse agir épouse sa propre forme ; je la dirige quelque peu, mais je m’en remets aussi au hasard — « chance » en anglais — pour rejouer le devenir pensé, guidé.

Car ces tâches qui se déploient dans l’œuvre, dans le fond, ont leur forme propre et peuvent être interprétées pour ce qu’elles sont et ce à quoi elles renvoient — peut-être des tâches similaires à celles que les psychanalystes tentent de lire pour accéder à notre inconscient. Oui, l’art est un médium. Quelle interprétation pouvons-nous donner d’une œuvre pour pénétrer l’imaginaire collectif ? Cette conscience est primordiale dans mon travail, fondatrice. C’est la projection d’une des formes finales ; inconstante, mouvante, certainement en elle-même sacrée.

La sensation que je tente de rendre palpable au travers de mes propositions plastiques est celle de l’élévation, du dépouillement, du départ inattendu vers l’au-delà espéré. Si l’œuvre se déploie dans de nouvelles verticalités, le regard s’élève et investit d’autres temporalités, suspendues, comme la plupart des œuvres proposées ici, qui tentent de questionner le chaos de celles, dispersées, qui nous rappellent à la terre, aux fragments de Sacré que nos rêves nous ont laissés.

La démarche curatoriale de l’exposition « Le corps spirituel et l’esprit charnel » cherche à distinguer chacune des œuvres jusqu’à ce qu’elles ne fassent plus qu’une, reliquats d’une matière universelle, indivisible, respirations d’un souffle continu, le souffle premier. Du chaos est née la vie, c’est pourquoi les pièces de cette exposition dialoguent et se déploient entre propositions architecturée et déstructurée. L’art est sous nos yeux, sous toutes ses formes, permanentes et transitoires ; l’art évolue, comme la matière sensible, mère de notre humanité. L’idée de créer une crinoline suspendue a été motivée par le choix d’un matériau producteur d’énergie : le cuivre. C’est ce qu’on appelle communément un matériau conducteur. La crinoline propose une incursion dans la zone sensible, espérant révéler ce qui est caché, et sa matière « conductrice » nous guide vers l’intime, donc vers le sacré. Cette installation aspire à la dématérialisation de la matière et, par là même, à la matérialisation du rêve, renouvelé ; elle est comme une plante qui, à chaque printemps, renaît.

Les installations de crinolines de différents matériaux sont pour moi comme les notes d’une mélodie, elles composent un chant et se frayent un chemin vers l’invisible. Privées du point de rencontre entre la terre et le ciel, elles investissent matière, forme et lumière.

Peut-être sont-elles aussi un clin d’œil à l’architecture arabo-musulmane qui est basée sur l’idée du puits de lumière — mais plus qu’un puits de lumière : un point de contact avec la verticalité, cette verticalité qui nous invite à pénétrer une dimension nouvelle, spirituelle.

La spiritualité se retrouve aussi dans la calligraphie. Il y a sacré partout où il y a de la géométrie. Que l’on regarde un bol, un tapis, un zellige ou des vitraux, le regard se déploie, l’œil ne s’arrête pas. Architectures de nos rêves, de nos langues comme de nos habitats. Chaque arabesque, chaque sinuosité, chaque courbe vibre. Comme nos voix.

Il y a autant d’yeux que de réalités. Nous restons ces animaux conscients qu’il y a toujours un ailleurs, que nous sommes toujours « autre », espérant enfin voir, comme Alice, ce qu’il y a de l’autre côté du miroir, nous renvoyant sempiternellement à nos ignorances, nos espérances, nous, êtres imparfaits qui ne connaitrons jamais la vérité, ballotés entre ces réalités multi- ples qui esquissent ce monde de l’inconnu, du ressenti, nécessaire, qui nous nourrit et nous fait toucher, des yeux et du doigt, le sacré alors que les mondes et leurs multiples dimensions se nourrissent et se délitent constamment.

Ce qu’on perçoit, comme tout ce qui nous échappe, est de l’ordre indicible du tremblé, du presque rien, du bouleversant de l’émotion ténue. C’est dans cet entre-soi que s’installe le geste créatif. Les artistes ont de tout temps questionné cette autre virtualité, cherchant quel nouveau monde ils pourraient à leur tour transcender. Nous pénétrons le sacré sans jamais y entrer — c’est ce que l’Homme a ressenti et tenté de matérialiser, depuis les premiers souffles de l’humanité. Et si Teilhard de Chardin a tenté de réconcilier l’Esprit et la Matière en invoquant « L’Esprit-Matière », nous pourrions, nous, humains, investir l’intime de nos architectures et des palais en invoquant la Matière-Sacrée, souffle de nos rêves et de nos vies recréées, réinventées.

Avec le soutien

du Ministère de la Jeunesse, de la culture

et de la communication