Quand je travaille je suis traversée par le monde, je suis le point de passage du vertical (esprit) et de l’horizontale (la chair incarnée du monde). Verticalité et horizontalité sont les préoccupations de la sculpture que j’aborde avec mes crinolines géantes placées au palais Badii, lieu à la fois architecture et esprit.
La dimension spirituelle dans mon travail, qui m’avait peut-être jusqu’alors échappé, m’est un jour apparue alors que je regardais les taches de peinture qui jaillissent de la matière que j’utilise pour donner vie à mes œuvres. La tache y est une sorte d’être en devenir, et pourrait représenter une dimension humaine naissante, l’esquisse d’une métamorphose espérée.
La tâche issue du vernis industriel que j’utilise et que je laisse agir épouse sa propre forme ; je la dirige quelque peu, mais je m’en remets aussi au hasard — « chance » en anglais — pour rejouer le devenir pensé, guidé.
Car ces tâches qui se déploient dans l’œuvre, dans le fond, ont leur forme propre et peuvent être interprétées pour ce qu’elles sont et ce à quoi elles renvoient — peut-être des tâches similaires à celles que les psychanalystes tentent de lire pour accéder à notre inconscient. Oui, l’art est un médium. Quelle interprétation pouvons-nous donner d’une œuvre pour pénétrer l’imaginaire collectif ? Cette conscience est primordiale dans mon travail, fondatrice. C’est la projection d’une des formes finales ; inconstante, mouvante, certainement en elle-même sacrée.
La sensation que je tente de rendre palpable au travers de mes propositions plastiques est celle de l’élévation, du dépouillement, du départ inattendu vers l’au-delà espéré. Si l’œuvre se déploie dans de nouvelles verticalités, le regard s’élève et investit d’autres temporalités, suspendues, comme la plupart des œuvres proposées ici, qui tentent de questionner le chaos de celles, dispersées, qui nous rappellent à la terre, aux fragments de Sacré que nos rêves nous ont laissés.
La démarche curatoriale de l’exposition « Le corps spirituel et l’esprit charnel » cherche à distinguer chacune des œuvres jusqu’à ce qu’elles ne fassent plus qu’une, reliquats d’une matière universelle, indivisible, respirations d’un souffle continu, le souffle premier. Du chaos est née la vie, c’est pourquoi les pièces de cette exposition dialoguent et se déploient entre propositions architecturée et déstructurée. L’art est sous nos yeux, sous toutes ses formes, permanentes et transitoires ; l’art évolue, comme la matière sensible, mère de notre humanité. L’idée de créer une crinoline suspendue a été motivée par le choix d’un matériau producteur d’énergie : le cuivre. C’est ce qu’on appelle communément un matériau conducteur. La crinoline propose une incursion dans la zone sensible, espérant révéler ce qui est caché, et sa matière « conductrice » nous guide vers l’intime, donc vers le sacré. Cette installation aspire à la dématérialisation de la matière et, par là même, à la matérialisation du rêve, renouvelé ; elle est comme une plante qui, à chaque printemps, renaît.
Les installations de crinolines de différents matériaux sont pour moi comme les notes d’une mélodie, elles composent un chant et se frayent un chemin vers l’invisible. Privées du point de rencontre entre la terre et le ciel, elles investissent matière, forme et lumière.
Peut-être sont-elles aussi un clin d’œil à l’architecture arabo-musulmane qui est basée sur l’idée du puits de lumière — mais plus qu’un puits de lumière : un point de contact avec la verticalité, cette verticalité qui nous invite à pénétrer une dimension nouvelle, spirituelle.
La spiritualité se retrouve aussi dans la calligraphie. Il y a sacré partout où il y a de la géométrie. Que l’on regarde un bol, un tapis, un zellige ou des vitraux, le regard se déploie, l’œil ne s’arrête pas. Architectures de nos rêves, de nos langues comme de nos habitats. Chaque arabesque, chaque sinuosité, chaque courbe vibre. Comme nos voix.
Il y a autant d’yeux que de réalités. Nous restons ces animaux conscients qu’il y a toujours un ailleurs, que nous sommes toujours « autre », espérant enfin voir, comme Alice, ce qu’il y a de l’autre côté du miroir, nous renvoyant sempiternellement à nos ignorances, nos espérances, nous, êtres imparfaits qui ne connaitrons jamais la vérité, ballotés entre ces réalités multi- ples qui esquissent ce monde de l’inconnu, du ressenti, nécessaire, qui nous nourrit et nous fait toucher, des yeux et du doigt, le sacré alors que les mondes et leurs multiples dimensions se nourrissent et se délitent constamment.
Ce qu’on perçoit, comme tout ce qui nous échappe, est de l’ordre indicible du tremblé, du presque rien, du bouleversant de l’émotion ténue. C’est dans cet entre-soi que s’installe le geste créatif. Les artistes ont de tout temps questionné cette autre virtualité, cherchant quel nouveau monde ils pourraient à leur tour transcender. Nous pénétrons le sacré sans jamais y entrer — c’est ce que l’Homme a ressenti et tenté de matérialiser, depuis les premiers souffles de l’humanité. Et si Teilhard de Chardin a tenté de réconcilier l’Esprit et la Matière en invoquant « L’Esprit-Matière », nous pourrions, nous, humains, investir l’intime de nos architectures et des palais en invoquant la Matière-Sacrée, souffle de nos rêves et de nos vies recréées, réinventées.